Louis Arnold Laroche (1869-1890)
Photos Fort-de-Joux de Guy S. Antoine
Dans un sombre cachot au fort de Joux, en France
Languissait un vieux noir qu'admirait l'univers
Trahi par les Francais, jaloux de sa vaillance
Le noir fut dans ce fort jet� les pieds au fer.
M�prisant d'un consul l'atroce barbarie
Il rep�tait toujours:" Je meurs pour mon pays!".
Mais une nuit, pensant au ciel de la patrie,
A sa femme, � ses fils, � ses champs de ma�s
Le guerrier s'�cria dans un accent sinc�re:
"O mon pays! Mon coeur � tes doux souvenirs,
Ne peut g�mir encore sur la terre �trang�re
La vo�te du cachot entend trop mes soupirs.
Le g�n�ral fran�ais qui fait la guerre au monde,
De son prisonnier noir connait-il les tourments?
H�las! Il m'a jet� dans cette fosse immonde!
Bonaparte, rends-moi ma femme et mes enfants!
Le tyran! Qu'a-t-il fait? Un jour, je lui fis dire
Mais o� donc est ma femme? o� donc sont mes deux fils?
Savez-vous, Africains, ce qu'il osa m'�crire?
- De vous en s�parer, Toussaint, c'est mon avis -
Bonaparte, ton coeur n'est pas le coeur d'un p�re.
Puisque Dieu t'a fait roi des faibles et des puissants,
Pourquoi, ne veux-tu pas que l'Africain prosp�re?
Bonaparte, rends-moi ma femme et mes enfants!
Descends, Napol�on, descends de ta puissance!
A travers le guichet du cachot du vieux noir
Viens �couter sa voix o� parle l'innocence,
La voix qui fait pleurer le coeur quand vient le soir.
Viens voir sur le grabat tout humide de larmes
Un martyr qui se plaint de tes bras triomphants,
Un guerrier africain dont tu craignais les armes
Bonaparte, rends-moi ma femme et mes enfants!
"O mornes! O rochers! O ciel bleu des Antilles!
Pleurez de votre ciel le destin malheureux,
Dans les fers inhumains, supplice des bastilles,
Regardez-le poussant des soupirs douloureux,
Couvert d'impurs lambeaux, se tordant sous les dalles
De son cachot humide!... O grand parmi les grands.
De ton prisonnier noir, viens entendre les r�les,
Et viens lui rendre enfin sa femme et ses enfants!
"Te souviens-tu du soir, � ma belle africaine!
Ou r�vant pr�s de moi sous le manguier en fleurs,
Je t'ai dit: Penses-tu que ce grand Capitaine,
Ce superbe Consul causera nos malheurs?
Tu me r�pondis: "Non! Il combat pour la gloire,
Et les vaillants h�ros sont des coeurs trop cl�ments."
Et bien, il ne l'est pas! On ne saurait le croire
H�las! Il m'a ravi ma femme et mes enfants!
"O Bonaparte! Un jour � ton chev�t, sans doute,
Tes yeux, comme les miens, verront grandir deux fils
Alors quand le destin de son bras qu'on redoute
D'un coup aura d�truit ton palais de rubis,
D'or et de diamants, dans une tour horrible
Ou sur un noir rocher, de moment en moment,
Comme moi tu diras dans un accent p�nible:
"O vainqueur, rends-moi ma femme et mes enfants!"
Le prisonnier de Joux vivra dans ta pens�e,
Les regards expirants troubleront ton sommeil,
Tu l'entendras sans cesse � ton �me affaiss�e
Demander: Mais pourqoui prives-tu de soleil,
Napol�on, le noir prot�geant sa patrie,
Pourquoi, Napol�on, toi qui soutiens, d�fends
Le droit, la Libert�, combats la barbarie,
As-tu ravi du noir la femme et les enfants?
(Les Bluettes, Sept. 1884)
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